REPORTAGE Des chercheurs guinéens parcourent le pays pour capturer des chauves-souris, afin de vérifier si cet animal pourrait être responsable de la transmission à l’homme de la redoutable fièvre hémorragique.
Huit heures du matin, au Centre de recherche et de formation en infectiologie de Guinée (Cerfig). Garé dans la cour, le pick-up vient d’être bâché. Dans la cargaison, des tentes, des bottes, des lampes frontales et des masques de laboratoire. Chercheur et biologiste, Alpha Keita tend au chauffeur, prêt à démarrer, l’enveloppe contenant les ordres de mission pour les quatre hommes du projet Réservoir.
Le programme scientifique, ambitieux, vise à identifier l’animal servant de réservoir à Ebola. Ce virus hautement contagieux provoque régulièrement des flambées de fièvres hémorragiques en Afrique, avant de s’évanouir dans la nature. Actuellement, il sévit en République démocratique du Congo.
Mais où se cache-t-il, entre deux épidémies meurtrières ? Quelle espèce peut bien lui servir d’hôte, sans y succomber ? Pour les scientifiques, la chauve-souris est le suspect numéro un. « On ne fait pas de pause sur la route, le préfet de Mamou nous attend », décrète Alpha, avant de se hisser dans le véhicule suiveur, un gros 4 × 4. La nationale 1 quitte la capitale, Conakry, pour monter vers le massif du Fouta-Djalon et la ville de Mamou, à 800 mètres d’altitude. Derrière les vitres défile un paysage de savane verdoyante, plantée de grands arbres.
Des habitants méfiants
Expérimentés, les chauffeurs slaloment entre les trous béants dans la chaussée ; évitent les poids lourds en panne et ceux accidentés ; klaxonnent à l’entrée des villages mêlant cases en terre et maisons aux toits de tôle. Le trajet de 300 kilomètres prendra six heures. La route, cependant, reste l’une des moins mauvaises de ce pays d’Afrique de l’Ouest, classé par les Nations unies au 192e rang pour l’indice de développement humain – sur 197 pays.
Jamais aussi à l’aise qu’en tongs et survêtement, Alpha grimpe au pas de course le perron monumental de la préfecture de Mamou, ses acolytes sur les talons. À 38 ans, le scientifique guinéen formé en France – il a soutenu sa thèse à l’université d’Aix-Marseille – se passerait bien de visites protocolaires. Mais se signaler aux autorités locales, dans leur cas, n’est pas une option : il en va de leur sécurité.
Car enquêter sur les origines d’Ebola, dans une nation encore hantée par les images des corps sous plastique et des maisons investies par des hommes habillés en cosmonaute actionnant des pulvérisateurs, constitue une activité à risque. Dans les régions où l’épidémie a sévi entre 2014 et 2016, les habitants restent méfiants. « Pas plus tard qu’en mai, nous avons manqué de nous faire lyncher après avoir capturé des chauves-souris », glisse tout bas le plus jeune de l’équipe, Souana Goumou, tandis qu’un fonctionnaire tamponne un à un leurs ordres de mission. Il refuse d’en dire plus, comme si raconter ce jour funeste pouvait attirer à nouveau le mauvais sort.
Au deuxième jour, un homme âgé embarque à l’avant du pick-up. Calot brodé sur la tête et courte barbe blanche, il guide les véhicules sur un chemin de terre descendant vers la rivière. Et les arrête devant un taillis masquant l’entrée d’une grotte, repaire de chauves-souris connu des locaux.
Cet autochtone, indemnisé pour son aide, cautionne aussi – par sa simple présence – les bonnes intentions de l’équipe. Très vite, un attroupement se forme. Qui sont ces inconnus en bleu de travail ? À quoi sert le cadre de métal géant tendu de fils transparents qu’ils viennent de déballer ? Alors, Souana explique le principe du piège « harpe », indétectable pour les chauves-souris ; comment les mammifères vont le heurter en plein vol à la sortie de la caverne, glisser le long de ses « cordes » et chuter dans le berceau de plastique, en dessous, sans se blesser.
Soudain, un bruit de moto couvre ses paroles. Un garçon en maillot de foot descend du deux-roues, retire les écouteurs de ses oreilles et serre les mains à la ronde. Recruté dans le village voisin, il est le deuxième guide de la mission. « Un jeune, un vieux, pour faire le lien avec toutes les générations, explique Alpha. C’est notre assurance-vie, davantage que les tampons du préfet. »
La chauve-souris, possible « réservoir » d’Ebola
À la nuit tombée, le spectacle devient surréaliste. Assis autour d’une table de camping dans une clairière, les agents du projet Réservoir s’éclairent à la frontale. Tels des cyclopes masqués et gantés, ils échantillonnent l’une après l’autre la quinzaine de rousettus aegyptiacus – ou roussettes d’Égypte – capturées au crépuscule. L’un des vétérinaires maintient le spécimen, ailes dépliées ; Souana le biologiste le pique avec une aiguille au niveau du coude pour faire perler quelques gouttes de sang ; il aspire le liquide rouge dans une pipette puis le dépose sur un papier buvard.
Enfin le vétérinaire, d’un geste rapide des bras évoquant une incantation, lance la chauve-souris vers le ciel. Les badauds, médusés, la regardent s’envoler et disparaître dans l’obscurité. Cette collecte méticuleuse d’échantillons sanguins a débuté en 2015 à l’initiative d’institutions françaises, l’Institut de recherche pour le développement (IRD), l’Inserm et l’université de Montpellier. Elle se déroule simultanément en Guinée, au Cameroun et en République démocratique du Congo. Plus de quatre mille papiers buvards ont déjà pu être analysés. Un tout petit nombre a révélé la présence d’anticorps dirigés contre des protéines du virus Ebola.
Trois espèces de chauves-souris, dont la roussette d’Égypte, sont concernées, selon l’article paru en décembre dans la revue Emerging infectious diseases. L’un des auteurs, la virologue Martine Peeters, pointure de la recherche mondiale sur le VIH-sida, use prudemment du conditionnel : « Les résultats positifs pourraient être le signe que ces chauves-souris ont été infectées par le virus Ebola dans le passé. »
« Vous êtes venus pour infecter Ebola dans notre village ! »
Les curieux sont repartis et Souana plie la dernière chaise, soulagé que personne ne les ait pris à partie. Il est disposé, maintenant, à raconter la mission qui avait si mal tourné. « Nous étions à l’autre bout du pays, dans un coin de Guinée forestière, commence-t-il. À cet endroit, Ebola avait fait une cinquantaine de morts et de nombreux orphelins… » Par précaution, l’équipe avait convié le sous-préfet en personne.
Assis autour de la table, Souana et les autres prélevaient le sang de leur 13e spécimen quand des femmes accompagnées d’enfants les ont encerclés. La rumeur circulait selon laquelle ils injectaient Ebola aux chauves-souris pour qu’elles répandent le virus chez les « forestiers » – le nom donné aux habitants de la région.Le sous-préfet avait pris la parole.
Mais il n’a pas été compris, ou cru. Bientôt, environ 200 personnes vociféraient : « Vous êtes venus pour infecter Ebola dans notre village ! Quittez ! » Alors le représentant de l’État a ordonné de ranger le matériel et de partir. « Nous savions tous que l’étape d’après, ce serait les bâtons et les machettes », conclut Souana, avant de grimper dans le pick-up.
Le 4 × 4 démarre à sa suite. Assis à l’avant, Alpha Keita suit la danse des feux arrière de la camionnette qui attaque la colline crevassée par les ruissellements. « Avec ses chercheurs répartis entre l’Afrique et la France, notre équipe pourrait bien découvrir les origines d’Ebola, rêve tout haut le spécialiste des microbes émergents. Quand on saura où s’abrite le virus, alors il devrait être possible d’empêcher sa transmission à l’homme. » Et d’éviter ainsi la répétition du scénario catastrophe survenu en Afrique de l’Ouest, où la contamination d’une seule personne dans un village de Guinée forestière a entraîné plus de 11 000 morts.
Source: LA CROIX